LES PREMIERES ARMES DU JEUNE BERLIOZ :

LA MESSE SOLENNELLE.

Par Jean Paul Penin

 

1.       Introduction (Pages 1-2)

2.       L’œuvre (Pages 2-9)

3.       Conclusion et envoi (Pages 11-13)  

 

 

FRANÇAIS

Peu après la redécouverte de la Messe Solennelle de Berlioz (1992), les éditions Bärenreiter octroyèrent au jeune chef d’orchestre français Jean-Paul Penin l'exclusivité de la recréation française de l'œuvre. Après une brève présentation des circonstances ayant mené Berlioz à écrire sa partition, Jean-Paul Penin en présente chaque partie, autant sous l'angle de l'écriture que sous celui de l'interprétation. Que peut, que doit faire un interprète d'une oeuvre vierge de toute tradition, et pour cause, mais riche de tout un passé qu'on ne peut ignorer ? Que faire d'une oeuvre désavouée par son créateur mais dans lequel celui-ci a si largement puisé par la suite ? Avec sa conviction d'artiste et d’admirateur de Berlioz, à la fois comme musicien, par son œuvre, et comme homme, par ses écrits, Jean-Paul Penin apporte des réponses sans ambiguïté. Par ricochet il retrouve le débat concernant l’ «authenticité historique » (instruments, techniques « d'époque ») en ce qui concerne plus particulièrement le répertoire romantique.

 

DEUTSCH

Kurz nach der Wiederentdeckung von Berliozs  Messe Solennelle (1992), überlies der Bärenreiter Verlag dem jungen französischen Dirigenten Jean-Paul Penin die ausschließlichen Rechte zur französischen Wiedererschaffung dieses Werkes. Nach einem kurzem Abriss der Umstände,die zum Festlegen der Taktzahl führten, präsentiert Jean-Paul Penin jedenTeil sowohl aus dem Blickwinkeldes Notentextes als auch aus dem der Interpretation. Was kann oder sollte ein Aufführender tun, wenn er ein Werk interpretiert, das unbeeinflusst von der Tradition und doch bereichert von einer gesamten vergangenen Epoche ist, was sich schwer ignorieren lässt? Wie soll man ein Werk verstehen, das von seinem Schöpfer verleugnet wird, aber aus dem dieser später soviel wieder verwertete. Dank seines künstlerischen Bekenntnisses zu Berlioz und seines Wissens sowohl über  Berliozs Musik als auch über seine Persönlichkeit, liefert Jean-Paul Penin einige eindeutige Antworten. Mit überzeugenden musikalischen, ästhetischen und philosophischen Argumenten überführt er schließlich diejenigen, die sich auf sogenannte historische „Authentizität“ berufen (Instrumente und Techniken der Epoche, oder solche, die dafür gehalten werden). (übersetzung : Frost-Röber).

 

ENGLISH

Shortly after the rediscovery of Berlioz’s Messe Solennelle (1992), Bärenreiter Publishing granted the exclusive rights to the French recreation of this work to the young French conductor Jean-Paul Penin. After a brief outline of the circumstances which led to the writing of the score, Maestro Penin presents each part, as much from the angle of the writing as from the one of interpretation. What can or should a performer do when interpreting a work unencumbered by tradition and yet rich from an entire past which is impossible to ignore ? What is to be done with a work disowned by its creator but from which he drew so much afterwards ? By virtue of is artistic faith and knowledge of both Berlioz’s music and writings, Jean-Paul Penin provides some unambiguous answers. As an indirect corollary, with strong musical, aesthetic and philosophic arguments, he also nails to the mast those ones who claim a so-called romantic period historical authenticity (alleged “period instruments” and techniques).

 

 

 

 

 

 

« Il me semble évident que je réussirai… »

Hector Berlioz

 

 

I. Une redécouverte

 

 

 

 

Le manuscrit d’une sonate de Beethoven, que l’on découvrirait dans un grenier des bords du Rhin ; celui d’un Nocturne de Chopin, émergeant d’une bibliothèque de Cracovie ; un cahier de vers, quelques pages d’un oratorio, un acte d’opéra du jeune Wagner, s’échappant d’une pile de vieux papiers, lors d’un déménagement familial ? Improbable, inimaginable, impossible, n’est-ce pas… ? Le monde musical en émoi, les spécialistes fourbissant leurs analyses, les maisons de disques sur le pied de guerre… C’est très exactement ce qui se passa au printemps 1993, quelques mois après la découverte de cette Messe Solennelle juvénile que Berlioz dans ses Mémoires affirmait avoir détruite, peu après sa deuxième exécution.

L’influence de Lesueur, professeur de composition au Conservatoire, fut décisive sur la formation non seulement musicale mais intellectuelle du jeune Berlioz, dont la Messe Solennelle représente pour nous le premier aboutissement, puisque nous ignorons à peu près tout des oeuvres, des ébauches d’œuvres, plutôt, datant de cette époque[1]. L’originalité de Lesueur a été de replacer la technique d’écriture dans une logique, dans un ensemble esthétique plus vaste et cohérent. Il avait par exemple échafaudé, compositeur et metteur en scène de certaines des grandes liturgies révolutionnaires, toute une théorie qui allait jusqu’à inclure les caractéristiques du lieu du concert, son acoustique, notamment, considérée virtuellement [comme] un élément musical, au même titre que l’harmonie et la mélodie[2] : son Chant du 1er Vendémiaire, qu’il donna aux Invalides le 22 septembre 1800, mettait en œuvre quatre groupes orchestraux et vocaux placés aux quatre coins de l’église.

Lesueur comprit de quel bois était cet étudiant plus musicien que savant. Il lui fit entre autre rencontrer, en Mai 1824, Etienne Masson, Maître de Chapelle de l’église Saint-Roch, qui lui proposa d’écrire rien de moins qu’une messe entière : occasion inespérée, pour le jeune compositeur, de se faire entendre à Paris. Celui-ci, enthousiaste, consacra l’automne à sa Messe, ainsi qu’à sa mise en œuvre : il lui fallait trouver un orchestre, ainsi qu’un chef, les forces chorales de Saint-Roch étant en principe acquises. Pour le chef, tout alla bien[3]. Quant au reste… Le récit, dans les Mémoires, de la répétition générale du 27 décembre 1824, désastre absolu, fait partie des grands morceaux d’anthologie de l’hagiographie berliozienne[4]. Mais le garçon ne se laissa pas abattre : « Le peu de ma composition malheureuse que j’avais entendue, m’ayant fait découvrir ses défauts les plus saillants, […] je refis cette messe presque entièrement ». Le curé de la paroisse fixa une nouvelle date pour l’exécution de l’œuvre : le 10 juillet suivant. Et cette fois-ci, tout marcha à merveille. La presse en loua la verve, l’imagination, les couleurs, la force. Mais ce qui dut faire le plus plaisir au jeune Berlioz, en lutte ouverte avec sa famille, qui le souhaitait ailleurs que sur les planches, fut sans doute la réaction de Lesueur : « Venez que je vous embrasse ; morbleu, vous ne serez ni médecin ni apothicaire, mais un grand compositeur ; vous avez du génie, je vous le dis parce que c’est vrai [5] ».

Deux ans après, le 22 novembre 1827, à Saint-Eustache, ce fut sous la direction du compositeur lui-même qu’eut lieu la seconde exécution de la Messe Solennelle. Berlioz n’était plus un inconnu : il venait de concourir pour le Prix de Rome. Et surtout, son évolution artistique allait vite, incroyablement vite, le propulsant hors des sentiers battus, et très loin devant son époque[6]. La Messe Solennelle n’eut jamais les honneurs de l’opus 1 : « Après cette nouvelle épreuve, ne pouvant conserver aucun doute sur le peu de valeur de ma messe, j’en détachai le Resurrexit, dont j’étais assez content, et je brûlai le reste[7] ».

Par quel miracle, alors, le chef de chœur Frans Moors en découvrit-il la partition à Anvers, plus d’un siècle et demi après ce prétendu autodafé ? Une note en bas de page du manuscrit explique la présence du document à Anvers : « La partition de cette Messe entièrement de la main de Berlioz m’a été donnée comme souvenir de la vieille amitié qui me lie à lui, [signé] A.Bessems, Paris 1835 »[8]. Les flammes, si flammes il y eut, n’avaient donc consumé que le matériel d’orchestre, épargnant la grande partition. Après la mort de Bessems, en 1868, c’est son frère Joseph, maître de Chapelle à Saint-Charles Borromée d’Anvers, qui la récupéra. Le reste appartient à l’histoire contemporaine. Les éditions Bärenreiter, une fois que Hugh Macdonald eût authentifié le manuscrit découvert, se chargèrent de l’inclure dans leur grande édition complète des œuvres de Berlioz[9]. Dans les premiers jours d’octobre 1993, la Messe Solennelle fut recréée simultanément en Allemagne, par un ensemble d’instruments « authentiques »[10], et en France, sous ma direction, en la basilique de Vézelay, par la Philharmonie Nationale de Cracovie, avec laquelle j’étais en tournée à ce moment là. Radio-France et France-Télévision purent alors en effectuer le premier enregistrement mondial[11].

 

 

 

II L’œuvre

 

La Messe Solennelle est découpée en quatorze mouvements, qui correspondent à l’ordinaire de la liturgie (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei), dont à certains des versets est réservé un développement particulier, ce qui les fait gratifier d’un numéro entier. Il s’agit, dans le Gloria, du Gratias et du Quoniam ; et dans le Credo, de l’Incarnatus, du Crucifixus et du Resurrexit. L’œuvre contient également, n’appartenant pas à l’ordinaire de la messe, un Motet pour l’offertoire, un O Salutaris, et un Domine salvum, ainsi qu’une introduction orchestrale. L’orchestre est classique, bois par deux[12], quatre cors, deux trompettes, trois trombones, timbales, cymbales et tam-tam (pas de grosse caisse), une harpe. Deux instruments, propres à l’époque, le buccin et le serpent, ont quelques interventions ponctuelles[13]. Les solistes sont au nombre de trois, soprano, ténor et basse, et le chœur est divisé en quatre parties, nommées, selon la coutume de l’époque, Dessus, Hautes-contres, Tailles et Basses-tailles[14]

 

C’est un court prélude orchestral en ré majeur, Introduction, qui ouvre la Messe Solennelle. Ces vingt-trois mesures resteraient assez convenues sans la cassure brutale d’une belle ligne d’altos, pianissimo, par un accord de tout l’orchestre, bois dans l’extrême aigu, fortissimo, cuivres et timbales. Saut de registre, changement de couleur : l’effet de surprise est remarquable. L’introduction se termine sur un accord de septième diminuée de ré mineur portant la didascalie : de suite le Kyrie.

Le premier thème, en ré mineur, de ce Kyrie (No 1) est construit en fugato[15]. D’une belle intensité lyrique, son originalité tient à plusieurs éléments. Un mi bémol soudain, aux violons, dès la cinquième mesure, est entendu très classiquement en sixte napolitaine. Il appartient en fait à un sol mineur confirmé seulement à la mesure suivante (fa dièse des premiers et seconds violons) : c’est la ligne ici qui construit l’harmonie, et non le contraire[16]. Quant au fortissimo, peu après, d’un ré en octave à vide, qui ponctue une carrure de huit mesures, comment le remplir ? Ré majeur, ré mineur, quarte et sixte, dominante de Sol ? Là encore, l’auditeur égaré doit attendre la mesure suivante pour connaître la réponse : ré mineur. Faut-il voir là, juste après les sauts de couleurs orchestrales de l’introduction, le germe, chez le jeune Berlioz, de ces merveilleuses maladresses qui rendront sa musique tellement originale, reconnaissable entre mille, et surtout, rien moins que reposante ? Il reprendra ce thème, pour l’amplifier, treize ans plus tard, dans la fugue de l’Offertoire du Requiem, en utilisant exactement le même procédé harmonique et dynamique.

Le verset correspondant au Christe eleison, assez dramatique, reprend trois fois le mot Christe, un ton plus haut, et toujours sur une septième diminuée. Le Kyrie à son tour est repris, emporté dans un véritable tourbillon en Ré majeur, accelerando, crescendo, parfaitement maîtrisé. Le compositeur lui-même faillit pourtant s’y noyer « Quand j’ai entendu le crescendo de la fin du Kyrie, ma poitrine s’enflait comme l’orchestre, les battements de mon cœur suivaient les coups de baguette du timbalier[17] ». Les contemporains ne s’y trompèrent pas : tout cela n’est pas d’un élève, mais d’un grand maître[18].

 

C’est une introduction orchestrale en Sol majeur, d’accords massifs de bois et de cors, puis virtuose, des cordes, qui mène au premier verset d’un Gloria (No 2) plein de fougue, dont la scansion vocale évoque des volées de cloches qui répondent à des traits de violons, à des gammes « fusées », aux violoncelles et aux contrebasses[19]. L’originalité de ce premier chœur fut particulièrement appréciée : « Chœur ravissant ; d’une touche suave et entièrement neuve ; chant pur, simple et tout à fait neuf[20] ». Si le compositeur se réjouit de ces douceurs, il n’a aucune illusion sur son public : « le peuple des amateurs s’est prononcé en faveur du Gloria in excelsis, morceau brillant et en style léger ; c’était immanquable [21]».

Le thème du Laudamus te qui suit est appelé à un bel avenir : ce sera celui du Carnaval Romain dans Benvenuto Cellini. Les sopranes et les alti à l’unisson le proposent avec l’entrain que quelques années plus tard la jeune Teresa mettra à retrouver son amant lors de la scène du Carnaval… Mélodie légère, pas plus incongrue que certaines des sautillantes polissonneries pour orgue de Lefébure-Wély qui ébaudiront bientôt les paroisses parisiennes. Exposé une première fois en Ré majeur, le thème est repris en Sol, sur un traitement du texte, disloqué, pour le moins original[22]. En ses alternances tonales Sol-Ré, le traitement de ce verset peut suggérer une forme sonate car il oppose deux thèmes bien marqués, séparés par un Glorificamus te qui développe un élément, aux ténors et aux basses, emprunté au second. C’est donc très logiquement en Sol majeur que l’ensemble se conclut, après un accelerando débouchant sur de très larges accords, pianissimo. Ils mènent à une belle cadence plagale, le verset ayant alors retrouvé tout le recueillement qui sied au saint lieu.

 

Le Gratias agimus tibi (No 3) suivant débute par une introduction d’orchestre seul, 6/8, à la croche, au tempo détendu : andante grazioso, en un long thème tranquille de 28 mesures. Il s’agit de celui que Berlioz, bientôt, affectera à la Scène aux Champs de la Symphonie Fantastique. Mais ce n’est pas tout à fait la Scène aux Champs : nous sommes en mi majeur, et non en fa. La clarinette double ici les violons, et non la flûte ; il manque les pizz. des cordes graves, les contre-chants de clarinette et de cor. Bref, il s’agit là d’une ébauche, d’une simplicité émouvante, ou, plus exactement, qui semble à notre oreille moderne d’une simplicité émouvante (Cf. conclusion). Le chœur reprend le thème initial, aux voix de femmes, d’abord, puis de ténors, dont la belle ligne mélodique atteint des la aigus rien moins que commodes à soutenir[23].

Tout ce Gratias est apaisé, d’un calme que la connaissance que nous avons de la Scène aux Champs postérieure doit néanmoins nous éviter de qualifier de bucolique (on y reviendra, là aussi, en conclusion) ; il est recueilli, voilà tout, et se termine par une réexposition du thème, pianissimo, dans le grave des premiers violons et le medium des violoncelles. Cette belle sonorité de cordes, en tierces parallèles, doublée par les deux bassons, est éclairée soudain par les deux flûtes donnant la tonique et la quinte de l’accord final.

 

Le contraste n’en est que plus violent avec le fortissimo, Allegro vivace, du Quoniam (No 4). Une fugue…

« Brander : …Une fugue, un choral, improvisons un morceau magistral. – Méphisto, à Faust : Ecoute bien ceci ! Nous allons voir, Docteur, la bestialité dans toute sa candeur »[24]. Le contrepoint, le canon, la fugue : le génie du romantisme ne se reconnaît pas dans celui, non moins romantique d’ailleurs, mais plus exigeant, de Buxtehude et de Bach[25]. Et le très romantique Berlioz entretiendra toute sa vie des rapports tumultueux avec ce qu’il ne prenait que pour une simple ferblanterie intellectuelle, éliminatoire aux examens, qui plus est, et à celui du prix de Rome, en particulier, où il venait justement, en 1827, de se faire étaler. Flûtes, hautbois, bassons, cors, trompettes, timbales : cette fugue se veut martiale, courte et brillante. Admettons qu’il s’agit là de ses qualités principales. Son auteur ne s’y est pas trompé, qui en biffa, rageur, la première page du manuscrit : il faut refaire cette exécrable fugue[26]

 

Bien entendu, l’impression que nous procure le saut brutal du La majeur du Quoniam, c’est à dire la fin du Gloria, au do mineur du Credo (No 5), n’est en rien la volonté du compositeur. La Messe Solennelle est une messe, un bon quart d’heure, et un sermon, séparent en théorie les deux morceaux. Les numéros précédents ne faisaient intervenir que le chœur. C’est à un soliste, la basse, que Berlioz confie le premier verset du Credo, musique dramatique, sinon violente[27]. Le verset Deum de Deo, lumen de lumine est ensuite exposé sur une sorte de cantus firmus accompagné du cor[28]. Lesueur, qui avait la réputation d’être un savant musicien d’église, a-t-il initié son élève aux arcanes de l’Organum et de l’Ecole Notre-Dame ? Berlioz, en effet, reprend le procédé médiéval de la teneur, pour étirer en notes longues le chant initial, sur l’entrée des sopranos, fortissimo. L’effet de cette irruption soudaine est vraiment magnifique, d’une rudesse grandiose, renforcée par le staccato lancinant des cordes dont chaque pupitre est affecté d’un rythme différent, mais toujours haletant. Remarquable économie de moyens, superbe mise en scène[29]

Le verset se termine par un effet un peu convenu qui illustre, en gammes descendantes aux cordes, les mots descendit de cœlis, et mène, pianissimo, à l’Incarnatus (No 6), duo pour soprano et basse, en Ut majeur. Il s’agira là de la seule intervention de la soliste. Est-ce pour cela que Berlioz eut, semble-t-il, l’idée de supprimer totalement la basse de ce numéro[30] ? Toute l’atmosphère de ce morceau, qui débute sur deux cors solos, un peu lointains, est proche de celle, trente ans plus tard, de l’Enfance du Christ. Sa délicatesse, sa simplicité, avec ses ponctuations de hautbois, ses trilles de flûtes, évoquent la scène de l’Adieu des bergers, ou du Repos de la Sainte Famille. Un trait de violoncelles, très élégant, au léger staccato, scandé à deux reprises d’une mesure confiée aux bois et aux cors, vient, peu après l’introduction, accompagner la soliste et l’orchestre. L’entrée de la basse provoque une obscurcie soudaine, suivie par une dramatisation de septièmes diminuées et de neuvièmes mineures. Mais, souveraine, la soliste ramène le calme, et le dialogue vient s’éteindre, toujours soutenu par la ligne des violoncelles, sur un dernier accord, tout simple, pianissimo, de Do majeur.

 

Réveil brutal de cordes fortissimo : la didascalie de Berlioz lui-même est impérieuse. De suite le Crucifixus (No 7). Couleur sombre, ut mineur, théâtralisation extrême : des sauts de septièmes diminuées aux bois et aux violoncelles répondent avec véhémence aux octaves et aux septièmes des basses du chœur. Les sopranes les rejoignent alors, pour tisser avec l’orchestre, en dixièmes parallèles et chromatiques, des enchaînements de septièmes diminuées, procédé dramatique simple mais efficace[31]. La conclusion de ce Crucifixus est particulièrement originale, annoncée par 5 appels de cors, à l’octave[32]. Que voir, que chercher dans ces 5 octaves, un peu plus animé, suspendues au dessus des seuls violoncelles et contrebasses ? Musique pure, musique descriptive ? Sans doute faut-il se contenter de les faire bien sonner, ces cors, avec un léger crescendo d’intention (accentuation, dynamique), afin d’offrir une logique interne à cette courte phrase, qui débouche sur un accord de sixte augmentée, fortissimo. L’ensemble bascule alors de Sol à Ré majeur, introduction on ne peut plus orthodoxe au sol mineur du numéro suivant, Resurrexit (No 8).

 

Un chef d’oeuvre… Ce Resurrexit, que le compositeur reconnut avoir sauvé des flammes, représente le mouvement central et le plus développé de sa Messe Solennelle : trois parties bien distinctes, pas moins de 400 mesures. Mais cette avalanche de notes ne serait rien sans l’extraordinaire invention, sans le foisonnement, l’imagination, l’enthousiasme d’un génie qui déborde d’idées.

La première section, Allegro vivace, se divise en deux éléments. Si leur tempo reste inchangé, tout les oppose. Le premier élément, fortissimo, en sol mineur, aux notes très staccato, illustre les paroles Et resurrexit. Brillant, il évoque certains chœurs de Haendel, à l’enthousiasme consciencieux. Là n’est pas l’important. Le second élément, en effet, est un superbe legato, sur la phrase Sedet ad dexteram Patris, en Sol majeur, des bois et du chœur en mouvement parallèle, accompagné des pizz. du quatuor. Il faut admirer combien le phrasé musical y suit les différents niveaux d’accentuation propres au grégorien, en utilisant la merveilleuse souplesse de carrures irrégulières à deux, trois ou cinq mesures[33]. Mais rupture soudaine : le calme est brisé par une cadence rompue qui laisse éclater une superbe fanfare, en mi bémol, Andante maestoso[34]. Alternant les longues tenues et les appels de courtes notes staccato, elle aboutit à un formidable point d’orgue, renforcé d’un roulement de timbales, fortissimo, et surtout d’un magistral coup de tam-tam, qui annonce le solo du Et iterum venturus est [35].

Après cette introduction foudroyante, et pour décrire la suite, il faut laisser la plume au compositeur lui-même.

« … Pour mon compte, j’avais assez bien conservé mon sang-froid jusque là, et il était important de ne pas me troubler. Mais quand j’ai vu ce tableau du Jugement Dernier, cette annonce chantée par six basses-tailles à l’unisson ; ce terrible clangor tubarum[36], ces cris d’effroi de la multitude représentée par le chœur, tout enfin rendu exactement comme je l’avais conçu, j’ai été saisi d’un tremblement convulsif que j’ai eu la force de maîtriser jusqu’à la fin du morceau, mais qui m’a contraint de m’asseoir et de laisser reposer mon orchestre pendant quelques minutes [37]». 

 

Lors de la première exécution, Berlioz s’était contenté de tenir la partie de tam-tam, mais l’impression n’avait pas été moins vive :

 Dans l’Iterum venturus est, après avoir annoncé par toutes les trompettes et trombones du monde l’arrivée du jugement suprême, le chœur des humains séchant d’épouvante s’est déployé. O Dieu ! Je nageais sur cette mer agitée, je humais ces flots de vibrations sinistres ; je n’ai voulu charger personne du soin de mitrailler mes auditeurs, et après avoir annoncé aux méchants, par une dernière bordée de cuivres, que le moments des pleurs et des gémissements était venu, j’ai appliqué un si rude coup de tam-tam que toute l’église en a tremblé[38].

 

Mer agitée, vibrations sinistres, mitraillage des auditeurs, incontestablement, dans cet Iterum venturus est, le compositeur lâche sa bordée, pour reprendre une expression qui fut employée ce jour-là[39]. Fulgurances d’une autorité juvénile et souveraine, de ce Resurrexit, il faudrait tout citer, tant les couleurs de cet orchestre-là sonnent de mille feux, et pas une mesure n’est de trop. La presse fut unanime : il s’agissait bien là d’un chef-d’œuvre, « colossal et terrible, à la vigueur effrayante[40] ».

 

La suite de la Messe Solennelle ne risque-t-elle pâtir d’un tel paroxysme ? Rythmes pointés aux cordes seules, le contraste est curieux, entre les déferlements apocalyptiques du Resurrexit et les quatre mesures de la classique ouverture à la Française qui introduit le morceau suivant, Motet pour l’Offertoire. En sol majeur, pour basse solo et chœur, il n’offre rien de bien saillant, si ce ne sont les quelques frissons, un peu convenus, sur le mot terribilis, encadrés de gammes descendantes aux bassons et aux cordes graves, et des violons dans l’extrême aigu.

 

Le Sanctus (No 9) suivant, en mi mineur, tout d’allégresse, est d’une belle tenue, dialogue entre le chœur et l’orchestre, structuré par un rythme croche pointée-double des cordes. Le Hosanna in excelsis, chanté en l’unisson avec les cordes, est vigoureux, et mène à une réexposition en Mi majeur. Joie, vigueur, énergie : à l’occasion du verset Pleni sunt cœli, Berlioz se prête  même à un petit jeu chromatique, ré dièse/ré naturel, la dièse/la naturel, qui a dû faire tressaillir quelques perruques.

De même que le Motet pour l’Offertoire, la pièce suivante, O Salutaris (No 10), en Ut majeur, n’appartient pas au commun de la liturgie. Le compositeur le considérait comme tout simple[41], et de fait le thème en est gracieux, vraiment, mélodieux, d’abord exposé par la moitié du pupitre de sopranes, repris par le pupitre entier, puis développé par le chœur au complet. La forme est sans complication, couplets-refrain, agrémentée d’une coda colorée d’arpèges de harpe. Dans son compte-rendu, Le Corsaire voulut bien voir dans cet ensemble fort serein une musique du plus noble et du plus religieux effet[42], tandis que Madame Lebrun, célèbre soliste de l’opéra, accostait, sans finasseries excessives, le jeune compositeur à la fin de la messe : « F…, mon cher enfant ; voilà un O Salutaris qui n’est point piqué des vers, et je défie tous ces petits b… des classes de contrepoint du Conservatoire d’écrire un morceau aussi bien ficelé et aussi crânement religieux [43] ».

 

Berlioz fut assez satisfait de son Agnus Dei (No 11) pour le recopier intégralement dans le Tu ergo quæsumus du Te Deum, vingt ans plus tard[44]. Le thème est avec variations, qui correspondent aux trois versets habituels. Cet Agnus est réservé au ténor solo, le pupitre des sopranes en ponctuant la fin de chaque verset, à l’unisson d’abord, puis divisées en deux puis en trois[45]. L’orchestration est d’une grande retenue : deux flûtes, deux hautbois, deux bassons, un seul cor, qui double les premiers violons dans le premier énoncé du thème principal, immédiatement repris par le soliste. L’ensemble est très recueilli, et la tonalité de sol mineur lui offre une profondeur remarquable, ainsi qu’une couleur assez sombre. Trop, peut-être : un critique le jugea beaucoup trop triste pour une messe solennelle[46].

 

Là se termine l’ordinaire de la liturgie. Mais il était d’usage, à l’époque, de proposer un dernier morceau en hommage au souverain : après 1815, Lesueur, en parfait compositeur officiel, n’aura qu’à  substituer, dans ses messes écrites pour Napoléon, le mot regem à celui d’imperatorem… De ce Domine, salvum fac regem, qui conclut donc la Messe Solennelle, Berlioz aurait pu ne faire qu’une tonitruance à l’enthousiasme de commande, en Ré majeur, avec grosse caisse, cymbales, et tout. Mais ce Grand final est une parfaire réussite, témoignant au contraire de retenue, ainsi que d’une maîtrise parfaite des rapports de tonalités, de la progression des jeux de lumière[47].

Après l’introduction orchestrale en ré mineur, la ligne du ténor, puis de la basse, s’inscrit dans un accord de septième diminuée, « tragique » s’il en est, tout à fait hors de propos pour un texte exhortant au salut du monarque. C’est alors que les sopranes et les alti reprennent en Fa majeur, et ce simple saut de tierce, associé à la couleur des voix de femmes, offre au verset un très bel éclairage. Mais bien vite on retourne à l’ombre d’un sol mineur dramatisé par un mélisme de tierce diminuée do dièse-mi bémol, très expressif. Tout cela ne manque ni d’élan ni d’émotion, mais reste un peu triste, d’autant plus que lorsque le Ré majeur attendu arrive enfin, ce n’est que pour déboucher sur un canon à trois, piano, très doux, d’un chœur qui se termine par l’appel angoissé des deux solistes sur une quinte à vide si-fa dièse : Exaudi nos Domine. Alternance, ensuite, de mi mineur (avec, à nouveau le mélisme de tierce diminuée), et de si mineur, le tout évoluant entre piano et mezzo-forte : l’horizon reste désespérément bouché. C’est alors qu’éclate le final, hymne triomphal, sur un thème tellement simple et puissant que l’on s’étonne presque qu’il ne soit pas devenu l’emblème musical de la nouvelle Restauration que Charles X mettait en place, exactement au même moment[48]

 

III En guise de conclusion et d’envoi.

La Messe Solennelle de Berlioz, un « brouillon », un « atelier  du génie »[49] ?

 

On a souvent lu, dans ces quelques paragraphes, que le compositeur avait emprunté tel fragment, telle mélodie, à sa Messe Solennelle, cinq, dix, vingt ans après, au bénéfice de telle œuvre, Symphonie Fantastique, Requiem, Benvenuto Cellini, Te Deum, au risque de se voir accuser d’auto-plagiat. La sévérité du terme, utilisé parfois lors de la recréation de la Messe, en 1993, est excessive, et surtout, anachronique[50]. De cette Messe Solennelle on a relevé quelques faiblesses. Faisons-nous l’avocat du diable. Le compositeur n’en a-t-il pas sauvé le meilleur, abandonnant le reste à son destin de mort-né ? Méritait-elle les honneurs d’une exhumation, après cent soixante-cinq ans de poussière et d’oubli ? Cette question a été posée par la presse spécialisée et méritait de l’être, à double titre. Déontologique, d’abord. Le compositeur a désavoué son œuvre au point de la détruire, ou de prétendre l’avoir fait, dans des Mémoires destinés au public, ce qui revient donc au même. Avons-nous le droit, interprètes modernes, d’aller contre sa décision ? Beethoven a pris soin de souligner combien il tenait à un Fidelio (1814) qui, dans son esprit devait faire oublier le four qu’avait été Léonore (1805). Malgré tout, notre époque a jugé bon, pour des raisons diverses, de reconstituer cette Léonore, à son grand dam, d’ailleurs, car elle accuse bien ses faiblesses face à Fidelio, et laisse le public sur sa faim : Beethoven avait raison. Mais Dukas a détruit une grande partie de ses manuscrits peu avant sa mort. A l’écoute, à l’étude de la Symphonie en ut ou d’Ariane et Barbe-bleue, quel musicien peut ne pas le regretter, profondément ? Certes, lorsque je dirige la Messe Solennelle, j’avoue ne pas être bien sûr de l’approbation du compositeur, qui, de quelque part, doit surveiller tout cela du coin de l’œil. Et pourtant… Il ne peut que constater, également, quel succès, quel triomphe, immanquablement, l’œuvre remporte en concert, lorsque les interprètes s’y donnent feu et flammes. Un créateur est-il toujours le meilleur juge de son œuvre ? Ne faut-il pas rester persuadé que le public sait d’instinct repérer le talent ? Alors, assumons la décision, et oui, mille fois oui, jouons cette Messe, dans son intégralité, ensemble cohérent, témoignage exceptionnel de la pensée d’un jeune artiste dans la pleine éclosion de son génie.

Mais là n’est pas le plus important. Cette œuvre en effet, et très précisément parce que le compositeur y puisa si largement par la suite, nous plonge au cœur d’un débat très actuel : celui que nous avons de la perception de l’œuvre d’art, et plus particulièrement de l’œuvre d’art du passé. Et pour le musicien, confronté actuellement au débat, virulent, rarement bien étayé, portant sur l’authenticité historique (instruments dits « d’époque », techniques anciennes de jeu, ou prétendues telles), cette interrogation n’est-elle pas essentielle ?

 

« Plus vastes sont nos connaissances d’une période, plus il nous est facile de pénétrer l’esprit de ses œuvres d’art. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, beaucoup de ses significations essentielles nous échapperont. Une énorme quantité de ces significations sont définitivement perdues. Ainsi nous arrive-t-il de nous replier sur une fausse interprétation de l’œuvre d’art, un succédané, qui consiste en une lecture fondée non point sur l’œuvre d’art elle-même, mais sur ce que nous voudrions qu’elle soit[51]. »

 

A cette Messe Solennelle, à la fois libre de toute tradition interprétative, et pour cause, mais indissociable, pour nous, de tout un passé d’exécutions berlioziennes, quelle interprétation offrir, quelles règles appliquer ? N’en pas avoir, bien entendu, et suivre le seul et le plus bienveillant des maîtres, le discours musical, c’est-à-dire les émotions qu’il éveille en nous, musiciens modernes.

Qu’est une interprétation, sinon le point de jonction d’un texte et d’un goût ? D’un texte ancien, dans ce cas, et de notre goût moderne. La recréation française de l’œuvre, on l’a dit, a eu lieu en la basilique de Vézelay. Vézelay, magnifique vaisseau de pierre que notre époque serait choquée de voir, comme celui d’Autun, pas très loin de là, bariolé de vives peintures polychromes. Et pourtant... Ce beau calcaire blond de Bourgogne, ces linteaux, ces statues, ces chapiteaux, absolument vierges, à présent, de toute trace de couleur, comblent le visiteur en quête sans doute d’un absolu inconsciemment associé à la nue simplicité. Mais cette virginité n’était en rien celle de l’époque, et rappelle, brutalement, l’existence unique de l’œuvre d’art. Unique, c’est à dire consubstantielle au lieu où elle se trouve, mais au temps, surtout, où elle fut créée, fastueuse, une fois et une seule, de tout l’absolu de son authenticité[52]. Puisque l’œuvre d’art n’est, puisqu’elle n’existe avant tout que pour et par l’émotion qu’elle procure, il faut accepter l’idée que chaque époque, chaque contexte nouveau, influant sur la perception qu’on en a, transforme l’œuvre d’art, sans pour autant l’altérer, bien entendu. Les conséquences de cet Ici et maintenant qui lui est indissolublement associé, sont fascinantes et dévastatrices. Fascinantes : le chef d’œuvre est là, devant nous, légataire d’un univers esthétique que nous admirons, mais qui nous restera en grande partie fermé, quels que soient nos efforts pour le pénétrer. Dévastatrices ?

 Le Gratias de la Messe Solennelle est, on l’a dit, le germe de la Scène aux Champs, et l’Agnus Dei se retrouvera vingt ans plus tard dans le Te Deum. Ce qui signifie que nous sommes condamnés à n’entendre ces extraits de la Messe Solennelle qu’au travers des mêmes passages, repris, amplifiés, avec la connotation dévalorisante qui est inévitablement associée à l’idée d’esquisse, d’ébauche. Lorsque nous écoutons les fanfares de la Messe Solennelle, nous avons dans l’oreille celles du Requiem, de dix ans postérieures, et mille fois plus puissantes, authentique cataclysme de cuivres déchaînés aux quatre coins de l’église, qui font immanquablement pâlir ceux de la Messe Solennelle. Et quoi que nous fassions, jamais nous ne pourrons nous mettre à la place d’un brave paroissien du quartier Saint-Roch à qui ce passage de la Messe a pu n’être qu’un tintamarre tout droit sorti de l’enfer. Oui, conséquences dévastatrices, car il nous est impossible d’échapper à cette vision biaisée, au prisme déformant qu’impose notre contexte moderne. Ce filtre esthétique, débiteur d’une tradition, d’un goût forgé par les siècles à celui des milliers d’âmes qui les ont traversés, est comparable à la patine d’un tableau, d’un marbre, cette infime pellicule qui reflète ou capte la lumière, mais qui, surtout, y emprisonne le temps. Seconde après seconde, siècle après siècle, elle se dépose, elle enrichit l’œuvre du poids des générations, de la densité de l’Histoire. Ne serait-il pas absurde, inhumain, que de prétendre s’en abstraire ? Absurde car niant absurdement cette Histoire et ce Temps qui nous modèlent ; mais inhumain, surtout, autant que ces visages que l’on croise sur les plages californiennes ou dans les ghettos de luxe avoisinant, d’effroyables vieillards à la peau retendue, aux traits artificiels et ridiculement lisses, au rictus sculpté par le scalpel d’une illusion tragique, la jeunesse retrouvée. On peut le regretter, mais c’est ainsi : le non retour en arrière, cette fameuse Unkehrbarkeit disséquée par Adorno, est inéluctable, et le regard neuf, l’oreille neuve n’existent pas plus que l’œuvre musicale prétendument parée du lin blanc d’une virginité, d’une authenticité retrouvée. D’une authenticité falsifiée.

La Messe Solennelle de Berlioz, et ce n’est pas son moindre mérite, rappelle aux musiciens que cette recherche, curieusement prisée de nos jours, d’authenticité historique, n’est sans doute qu’une chimère, une illusion, quelles que soit l’ardeur et la sincérité que certains d’entre eux, et les meilleurs, parfois, y mettent. Entre les mains de l’interprète, l’œuvre sait rester elle-même tout en devenant autre, bordée de la ligne infinie d’éternelles recréations, d’éternelles lectures, trame sans fin qu’inlassablement tisse l’homme, qu’a tissée, que tissera notre Histoire. Sans elle-même en être un, de bout en bout, cette Messe Solennelle juvénile nous ramène très précisément à la caractéristique première du chef d’œuvre : être capable, indemne, de traverser le temps. Indemne, mais pas intact.

 

Jean-Paul PENIN

 

 

Cet article est paru dans l’ouvrage consacré à Berlioz par la Revue Internationale d’Etudes Musicales, édité à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur.

Ostinato Rigore, Hector Berlioz,

Editions Jean-Michel Place, Paris, 2004

Il reprend des arguments développés sur le site barok.free.fr ainsi que, plus largement, dans Les Baroqueux ou le Musicalement correct, Gründ, Paris 2000.  

 

 



[1] Le Cheval arabe, Estelle et Némorin, le Passage de la mer Rouge, Beverley. On se reportera, pour toutes ces années de formation du jeune Berlioz, aux Mémoires, bien entendu, mais surtout à l’excellente biographie de David Cairns Berlioz, La Naissance d’un artiste. Traduit par Dennis Collins, Paris, Belfond, 1991.

[2] op. Cit., p. 129. Les principes esthétiques de Lesueur ont été étudiés par Jean Mongrédien, in Jean-François Lesueur, Berne 1980. Ils évoquent les écrits théoriques de Grétry, de peu antérieurs, dont on regrette qu’il n’existe pas d’édition intégrale.

[3] Il s’agît de Valentino, de l’Opéra, qui n’avait rien à refuser à Lesueur, directeur de la Chapelle Royale, où il venait justement de déposer sa candidature comme chef d’orchestre : Lesueur croyait vraiment en Berlioz.

[4] Mémoires, op. cit, t. I, p. 71-72.

[5] Correspondance Générale, op. cit, p. 97.

[6] Des Francs-juges ne subsiste intégralement que l’ouverture, proprement inouïe d’audace. Dans sa partie médiane, (entre les chiffres 9 et 10 de la p. o. ), la métrique du dialogue entre la grosse caisse et la timbale évoque rien de moins que le Sacre.

[7] Mémoires, op.cit., p. 76.

[8] Le violoniste Antoine Bessems, originaire d’Anvers, était arrivé à Paris en 1826. Inscrit au conservatoire dans la classe de Baillot, il participa sans doute à la deuxième exécution de la Messe Solennelle.

[9] Frans Moors, dans l’interview qu’il donna à Alain Duault, juste avant le concert de Vézelay, évoqua avec saveur l’étonnement teinté de suspicion que provoqua sa découverte. Un canular d’étudiant, bien entendu…

[10] Orchestre révolutionnaire et  romantique. Direction : J.E. Gardiner. Solistes : Donna Brown, Lean-Luc Viala, Gilles Cachemaille. Cet ensemble enregistra l’œuvre le 12 octobre suivant en Angleterre, enregistrement studio.

[11] Le 7 octobre 1993. Solistes : Christa Pfeiler, Ruben Velasquez, Jacques Perroni. Malgré le patronage de l’UNESCO et de la Présidence de la République, la bataille fut rude, étrangement, pour faire capoter le projet français, sous forme de coups tordus à la Trafalgar, pudiquement qualifiés par Gérard Condé dans son article du Monde, de « pressions qu’il fallait renoncer à élucider actuellement… » Les quinze cents auditeurs, ce soir-là, eurent droit à un double concert. Il était hors de question de risquer un enregistrement discographique avec une prise, seulement. Une seule solution restait : reprendre l’œuvre intégralement, après une vingtaine de minutes de pause, pour l’orchestre, les solistes et le chœur, dans la même acoustique, c’est-à-dire avec le même nombre, approximativement, d’auditeurs. Ce qui fut fait. Je la redonnai ensuite au festival Berlioz de la Côte Saint-André, avant de l’embarquer, pour sa création américaine, sous l’égide des Affaires Etrangères (Association Française d’Action Artistique), pour des pérégrinations qui auraient enchanté le grand voyageur qu’était Berlioz : Missions Jésuites du Paraguay, cathédrales de Quito et de Bogotá, Teatro Colón de Buenos Aires… Des raisons non musicales, contractuelles, interdirent à l’enregistrement français de sortir en premier. C’est sans importance, le principal étant que l’oeuvre ait fini par être révélée à un large public.

[12] Y compris les bassons. Très vite, dès Waverley et Les Francs Juges (1827), Berlioz passera à trois ou quatre bassons (contrebasson).

[13] L’ophicléide sera sans inconvénient remplacé par un tuba. Quand au malheureux serpent, instrument en bois à embouchure (et non à anche), un coup d’œil au Traité d’orchestration permet de comprendre pourquoi il a purement et simplement disparu. « [son] timbre essentiellement barbare eut convenu beaucoup mieux aux cérémonies du culte sanglant des Druides qu’à celles de la religion Catholique, où il figure toujours, monument monstrueux de l’inintelligence et de la grossièreté du goût qui, depuis un temps immémorial, dirigent dans nos temples l’application de l’art musical au service divin ». H. Berlioz, Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, Paris, Schonenberger, 1843. Bien que réservé en principe à la musique sacrée, Wagner l’utilise encore dans Rienzi en 1842. On l’y remplace de nos jours par un troisième basson. Signalons la présence d’un serpent, en excellent état, semble-t-il, dans une des vitrines du Musée de l’Armée, aux Invalides.

[14] Il s’agissait alors, bien entendu, d’un chœur exclusivement masculin, c’est à dire de jeunes garçons pour les deux voix supérieures, sopranes et altos, et d’adultes pour les ténors et basses.

[15] La numérotation correspond à la grande partition d’orchestre Bärenreiter, de même que celle des mesures qui seront indiquées.

[16] De la primauté de l’harmonie ou de la mélodie, où comment retrouver inopinément la Querelle des Bouffons

[17] Lettre du 20 juillet 1825 à son ami Albert du Boys. Correspondance Générale, op.  cit., p. 95.

[18] Le Corsaire, 13 juillet 1825.

[19] En ce qui concerne ces dernières, Berlioz apprendra très vite que la technique moyenne des contrebassistes de l’époque rendait ces passages injouables. Un peu plus loin, dans le Resurrexit (lettre T de la P.O. Bärenreiter), il est plus prudent : la première contrebasse fait le trait, les autres font les grosses notes. Dans Waverley les basses se contenteront de doubler sagement en noires des traits de croches au violoncelle (chiffre 12 de la p. o. Kalmus).

[20] La Quotidienne, 15 juillet 1825 ; Le drapeau blanc, 13 juillet 1825 ; Le Corsaire, 13 juillet 1825.

[21] Lettre à Albert Du Boys du 20 juillet 1825. Correspondance Générale, op. cit., p. 95.

[22] Mesures 150 et suiv. On ne peut passer sous silence un problème de tempo concernant tout cet ensemble. Il existe une incohérence entre celui du verset Gloria et celui, quelques pages plus loin, du glorificamus te. Comme il est difficile d’imaginer que Berlioz ait imaginé la scène du Carnaval romain à une allure de sénateur, les traits de violon du début du Gloria sont matériellement injouables au tempo requis par la suite. Seul un accelerando, non indiqué, sauve la situation. Et tant pis pour l’ « authenticité »…

[23] Les ténors des chœurs de l’époque devaient avoir des voix d’anges et surtout des gosiers d’acier, ceux de la nôtre étant souvent embarrassés, à juste titre, par la tessiture continuellement tendue, épuisante, de toute l’œuvre. A moins qu’il ne s’agisse là que d’un des épisodes de l’éternelle discussion sur la hauteur du diapason…

[24] La Damnation de Faust, récitatif de Brander et de Méphisto, deuxième partie, scène 6, p. o. chiffre 43.

[25] Malgré les très belles fugues de Reicha ou de Cherubini (Requiem en ut mineur), par exemple, sans évoquer le seizième quatuor de Beethoven.

[26] Le doute subsistant toujours quant à la date du manuscrit d’Anvers (version originale de 1825 ou révisée de 1827), nous ne saurons sans doute jamais si Berlioz refit sa fugue…

[27] Un baryton ayant de bons graves convient mieux. Ce n’est pas tant le fa aigu de la mesure 28, que les longs passages autour du mi bémol aigu, qui restent très tendus pour une véritable voix de basse, dont la couleur, qui plus est, se détacherait moins de l’ensemble des basses du chœur. On retrouvera plus loin le même problème de tessiture, dans le Motet pour l’Offertoire.

[28] Mesures 66 et suiv.

[29] Mesures 84 et suiv.

[30] Là encore, la partie de soliste est incommode, trop tendue, mal placée. De toute évidence, le jeune Berlioz ne maîtrisait pas encore l’écriture vocale.

[31] Mesures 12 et suiv.

[32] Mesures 52 et suiv.

[33] Mesures 28 et suiv. Sans doute y aurait-il une étude à faire sur l’interprétation du grégorien à l’époque romantique, peut-être pas si amidonné que cela dans la métrique des messes de Dumont. Le texte musical dicte ici le tempo, fluide, dirigé bien entendu à un, à la mesure, mais aussi l’agogique, ces délicates fluctuations de tempo parallèles aux variations dynamiques, à ces légers crescendos et decrescendos, également, qui « tombent » naturellement sous les doigts des musiciens. Tout ce passage sera repris dans la section centrale, en La majeur, du Christe, Rex gloria, du Te Deum (chiffres 21 à 22 de la p.o. Breitkopf).

[34] Le procédé devait lui tenir à cœur, puisqu’à la même époque Berlioz le reprend dans l’ouverture de Waverley (chiffre 8 de la p. o. Breitkopf-Kalmus). Dans une lettre du 29 novembre 1827, il indique avoir renforcé la fanfare, faisant passer les trompettes de 2 à 6 et ajoutant 2 tubas. Toutes ces modifications n’apparaissent pas dans la partition dont nous disposons. Qui serait alors celle de 1825 ? Pas forcément. Les 2 tubas ont bien pu se contenter de doubler, au dernier moment,  le 2ème et 3ème trombone, ou les 3ème seul, sans que Berlioz ne prisse la peine, comme une évidence, de les ajouter sur son manuscrit. Totale liberté, bien entendu, laissée aux interprètes modernes.

[35] Basse soliste, ou bien de tout le pupitre des basses à pleine voix, comme l’indique une didascalie du compositeur ? Il est indiqué, dans la partition dont nous disposons, Basse taille solo, ce qui n’est pas clair du tout. Dans quatre des cinq numéros de l’œuvre où le soliste basse intervient, celui-ci est nommé Basse-solo, le terme Basse-taille correspondant à chaque fois aux hommes du chœur. Que faire ? Laisser le soliste affronter seul une masse de cuivres, qui plus est fortissimo, souvent ? Offrir à cette masse le contre-poids formidable du pupitre de basses au complet, auquel on ajoutera, pourquoi pas, celui des ténors ? Dans sa lettre du 29 novembre 1827, Berlioz indique avoir renforcé cet endroit et se plaint, par la même occasion, du faible effectif des chœurs. Type même de la décision qui revient au chef, quelles que soient les discussions qu’elle entraîne, sans intérêt, puisque toutes mieux fondées les unes que les autres…

[36] Virgile, l’Eneide (II, 313) : « l’appel éclatant des trompettes. » Ce thème, bien que noté par Berlioz lui-même au milieu de sa lettre, n’est pas exactement celui de la Messe Solennelle, mais une variante, reprise dans le tohu-bohu final de la scène du carnaval de Cellini, scène qui utilise également d’autres éléments de la Messe. Elle remplace par exemple les paroles Et iterum venturus est cum gloria  judicare vivos et mortuos par celles-ci : assassiner un capucin […] c’était l’amant de quelque femme […] c’est un brigand de l’Apennin.

[37] Correspondance générale, op. cit. p. 160.

[38] Id., p. 95. Goûtons dans cette lettre la pirouette finale, typiquement berliozienne, de celui qui jouit, qui ressent comme un damné, mais ne se prend pas trop au sérieux : Ce n’est pas ma faute si les dames, surtout, ne se sont pas crues à la fin du monde.

[39] Oublions le désir du jeune Berlioz de mitrailler ses auditeurs (ou qu’un spécialiste y consacre une belle étude psycho-musicale).

[40] Le Drapeau blanc, le Corsaire, 13 juillet 1825. De larges extraits s’en retrouveront dans Cellini. Ce Resurrexit sera redonné dans un concert, le 1er novembre 1829, au Conservatoire, en remplacement, au dernier moment, de la cantate Cléopâtre. L’évolution de ce morceau, à elle seule, justifierait une analyse, de l’ébauche de 1825, à la version de 1829, puis à l’envoi de Rome de 1831, pour terminer en apothéose avec le Tuba mirum du Requiem. La version de Rome est particulièrement intéressante (B.N.F, cote Ms 1510), cuivres renforcés, 4 timbales, pas de tam-tam). Elle intègre à l’Iterum venturus est initial le verset Tuba Mirum, qui appartient à l’ordinaire d’un Requiem dont l’idée trottait donc dès cette époque dans la tête de Berlioz.

[41] Hector Berlioz, Les Grotesques de la musique, Gründ, Paris, 1969, p. 219.

[42] Article du 13 juillet 1825.

[43] Les Grotesques de la musique, op. cit., p. 219

[44] Comme pour les autres fragments réutilisés, dans le Te Deum, l’ensemble sera bien entendu développé, aussi bien dans le traitement de l’orchestre, du soliste, que du chœur. La coda, notamment, d’une quinzaine de mesures, réservée au chœur a capella, en est superbe.

[45] On peut y adjoindre à ce moment-là une partie du pupitre des altos.

[46] Le Corsaire du 13 juillet 1825.

[47] Qui n’est pas sans rappeler celle qu’il réservera, dans la Damnation, au traitement de la marche de Rakoczy

[48] Alternances de nuages et d’ombres tonales, d’inquiétudes et d’angoisse, brutalement dissipées par un ré majeur triomphal et convaincu…. Il serait tellement séduisant, dans cette théâtralisation du texte, inattendue, de regarder la calendrier d’un peu près, de se souvenir que Berlioz a terminé sa Messe Solennelle à l’automne de 1824, pour la reprendre au printemps de 1825, (…je refis cette messe presque entièrement… Mémoires, op. cit., t. I, p. 72). De se souvenir également que Louis XVIII est mort le 24 septembre et que Charles X a été sacré à Reims le 29 mai 1825. Le roi est mort, vive le roi ? Hélas, toute séduisante qu’elle soit, les opinions politiques du jeune Berlioz nous interdisent de nous faire la moindre illusion sur ne serait-ce que l’ombre de cette idée-là. Il n’empêche que son Domine, salvum fac regem nostrum est furieusement bien tourné…

[49] Jean-Luc Macia, La Croix du 12 octobre 1993 ; Gérard Condé, Le Monde, 13 octobre 1993. 

[50] On a même avancé que ce reproche éventuel d’auto-plagiat était la raison même pour laquelle Berlioz avait détruit son œuvre. Mais ces délicatesses sont de notre époque, volontiers « morale ». A celle de Berlioz, beaucoup plus ouverte et libre artistiquement, le procédé ne posait aucun cas de conscience : il suffit de songer aux airs et aux ouvertures interchangeables de Rossini, par exemple. Et pas uniquement chez les musiciens, chez les peintres, chez les sculpteurs aussi (technique du "marcottage", qui consiste à composer une nouvelle oeuvre à partir d’œuvres déjà exécutées par l'artiste). Rodin l’a beaucoup utilisée pour les corps, les mains, les têtes, les visages.

[51] Federico Zeri, Derrière l'image, conversations sur l'art de lire l'art, Paris, Rivages, 1988, p. 32. C'est l'auteur qui souligne.

[52] On retrouve là la notion de ce hic et nunc consacré par Walter Benjamin (Ecrits français, l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, présentés par J.M. Monnoyer, Paris, N.R.F. Gallimard, 1991), que l’on peut illustrer par le jugement de l’historien, par exemple (pour autant qu'un historien puisse s'ériger en juge), si aléatoire et difficile. Il sait en effet à quel point il est des gloires ou des forfaits qu'il faut circonscrire à leur contexte. Pesés au trébuchet d'un autre, il n'en reste souvent pas grand chose : chaque époque a la « vérité historique » qui lui convient, ou qui la rassure.